Depuis l’intervention russe en Syrie en 2015, la Russie de Vladimir Poutine ne cesse d’étendre son influence au Moyen-Orient. Avec sa politique « opportuniste », le président russe est peu à peu devenu un interlocuteur incontournable pour de nombreux dirigeants de la région.
Une visite surprise à Damas mardi aux cotés de Bachar el-Assad, uneinauguration le lendemain d’un gazoduc en Turquie puis un appel conjoint avec Recep Tayip Erdogan à un cessez-le-feu en Libye… En deux jours, Vladimir Poutine a réaffirmé sa présence au Moyen-Orient alors que les tensions régionales s’accroissent. La Russie, depuis son implication intensive en Syrie, où elle mène, avec les forces du régime syrien, de vastes opérations militaires, responsables de plusieurs milliers de victimes, est devenue un acteur incontournable dans la région.
Affaiblie par les sanctions européennes et américaines suite au conflit ukrainien, la Russie a misé sur le Moyen-Orient pour rebondir et développer de nouveaux partenariats stratégiques. Depuis son intervention dans le dossier syrien, elle profite de sa politique étrangère « opportuniste » et est devenue « l’acteur diplomatique central » dans la région, estime Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et spécialiste de la politique étrangère russe.
« Une sorte d’alternative » aux États-Unis
En quelques années, le président russe a étendu et renforcé l’influence de son pays dans la région, au grand dam des Occidentaux. Si la Russie « n’a pas remplacé les États-Unis comme garantie majeure de sécurité », notamment car elle ne dispose pas des mêmes moyens militaires, Moscou « propose une sorte d’alternative qui se veut crédible et fiable. C’est vraiment l’effet recherché par la Russie et cette alternative parle à certains pays de la région », analyse le chercheur.
« L’exemple le plus flagrant, c’est peut-être les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ils ont considérablement renforcé leur relation avec Moscou depuis 2015. C’est quelque chose d’assez nouveau, d’assez inédit, parce que ce sont des pays, surtout dans le cas de l’Arabie saoudite, qui avaient des relations plutôt fraîches, voires hostiles avec la Russie. C’est un tournant plutôt majeur », analyse Julien Nocetti.
« Faiseurs de paix »
En surfant sur les remous géopolitiques de la région, Moscou souhaite aussi s’imposer dans le rôle du médiateur. La Russie « connaît très bien la région et tous les acteurs. Ça peut paraître banal mais en réalité il n’y a pas vraiment d’autre pays aujourd’hui en capacité d’être à la fois interlocuteur du Hezbollah et proche de Netanyahou par exemple », estime Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe (OBSFR) et chercheur associé à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
Une politique à l’image de ses dernières déclarations. L’appel à un cessez-le-feu en Libye annoncé conjointement par les présidents russe et turc mais refusé jeudi par le maréchal Haftar, montre que les deux pays, malgré leurs divergences, collaborent. Alors qu’en Libye, par exemple, Ankara soutient le gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj, en face les troupes de Khalifa Haftar sont soutenues, entre autres, par Moscou.
En réalité, il semble qu’Ankara et Moscou espèrent être à « l’initiative » des négociations et veulent apparaître comme étant à l’origine de la paix en Libye, quelques jours après avoir engagé des hommes sur le terrain. « Je ne pense pas que (la Russie) soit en mesure d’imposer sa paix en Libye, je crois qu’elle est consciente de son incapacité à le faire. Elle reste en réalité assez prudente », analyse le directeur de l’OBSFR. Espérant peut-être mener une stratégie similaire au processus d’Astana, qui avait été créé par la Turquie, la Russie et l’Iran pour tenter de trouver une issue politique à la guerre en Syrie.
Sur le dossier syrien, Ankara et Moscou partagent tous deux un avis bien différent, en particulier sur le cas de la ville d’Idleb, où les deux dirigeants soutiennent là aussi un camp différent. Cette relation « paradoxale » illustre le comportement adopté par les Russes dans la région : ne couper les ponts avec personne et continuer à tirer avantage de toutes ces relations, explique Julien Nocetti.Toutes ces manoeuvres illustrent la volonté de Poutine de discuter avec tous les acteurs régionaux afin de devenir un interlocuteur indispensable.
Défense des intérêts économiques
Le fait d’être omniprésent dans la région montre que la Russie mène une « politique étrangère active »qui utilise les grands dossiers régionaux pour être partie prenante et montre ainsi qu’elle peut apporter« des solutions », estime Julien Nocetti. Mais cela permet aussi d’engranger des dividendes de nature économique, « l’objectif est de pousser les acteurs russes du secteur énergétique, de la défense ou de l’agroalimentaire », rajoute le spécialiste.
Cette politique permet à Vladimir Poutine de maintenir des échanges commerciaux avec certains pays. En 2015, un conflit ouvert avait explosé entre Ankara et Moscou lorsque la Turquie avait abattu un avion russe. Mais durant l’été 2016, « à la surprise générale » le conflit s’était finalement résolu, rappelle Arnaud Dubien. Aujourd’hui, les deux pays ont même conclu des marchés d’armements et d’énergie.
En juillet 2019, la Turquie a réceptionné des batteries antiaériennes russes S400. Par ailleurs, un gazoduc permettant d’alimenter l’Europe du Sud en gaz russe sans passer par l’Ukraine a été inauguré mercredi 8 janvier. En outre, une centrale nucléaire est en cours de construction par Rosatom, l’entreprise publique du nucléaire russe. Les deux pays sont ainsi intimement liés pour plusieurs années, sans pour autant être des alliés.
Un échec des Occidentaux
Ce réchauffement des relations et la multiplication d’accord bilatéraux a pu se faire grâce aux « échecs d’autres acteurs ». Notamment les États-Unis, dont la politique est, « de l’avis de beaucoup d’observateurs, une succession d’erreurs et de catastrophes alors que la grande force de la Russie dans la région c’est sa constance », explique Arnaud Dubien.
Le retrait des troupes américaines du nord de la Syrie en octobre 2018, par exemple, avait permis aux Russes de s’imposer encore un peu plus comme des interlocuteurs indispensables dans le pays. Abandonnés par les Américains et esseulés par une offensive de l’armée turque, les Kurdes n’ont eu d’autres choix que de négocier le soutien de Damas, avec comme intermédiaire… la Russie.
Une position dominante qu’a tenu à rappeler Vladimir Poutine lors de sa visite surprise à Damas mardi 7 janvier. Un « geste puissant à tous les acteurs de la zone » et un « message aux Occidentaux comme aux pays voisins », estiment les chercheurs interrogés par RFI. Par cette visite, le président russe a « bien montrer » que la Russie est aux commandes sur le dossier syrien et qu’elle ne lâchera pas son allié (syrien) même dans un contexte « de très forte volatilité qu’on connaît aujourd’hui », explique Julien Nocetti, en référence aux graves tensions entre l’Iran et les États-Unis.
Une position « attentiste » par rapport aux tensions irano-américaines
Malgré le rôle crucial joué par Téhéran en Syrie, Vladimir Poutine ne devrait pas prendre position dans le conflit qui oppose l’Iran aux États-Unis. Le président russe a appelé cette semaine à « une résolution pacifique de la crise ». « La Russie est plutôt dans une position attentiste et prudente », ajoute Arnaud Dubien. Un avis partagé par Julien Nocetti, qui rappelle que la diplomatie russe a une « lecture assez froide des enjeux du Moyen-Orient ». Cela« lui a peut-être permis d’éviter certaines incohérences qui ont peut-être été le trait dominant des politiques occidentales, à la fois américaines et européennes », conclut-il.
Selon le chercheur, si Poutine décide de s’immiscer dans les tensions irano-américaines, il s’agirait encore pour lui d’essayer de démontrer qu’il est le seul à pouvoir servir de médiateur dans la région. Il juge « possible » que Moscou propose sa médiation entre les deux pays. L’objectif sera alors de « renforcer sa stature diplomatique régionale au Moyen-Orient et même globalement, mais aussi pour montrer que la Russie n’est pas isolée par les sanctions », conclut Julien Nocetti.
Source: RFI